¶ La concurrence avignonaise
En 1767, on comptait près de trois cent ouvriers et maîtres
relieurs, libraires et imprimeurs en Languedoc. A priori, leur situation
économique aurait dû être florissante, à cause
de coûts de production inférieurs à leurs concurrents
lyonnais ou parisiens, d'un marché du livre relativement actif et
de l'affaiblissement de la censure royale. Mais de fait, c'était
loin d'être le cas, et la situation économique des imprimeurs
toulousains et languedociens était plus que précaire.
C'est que s'abattait à cette époque sur les ateliers
languedociens une menace qui s'avèrera destructrice: la concurrence
avignonnaise. A partir de 1758 en effet, Avignon va prendre le dessus sur
Lyon, Rouen et Toulouse comme principal centre d'impression de province.
La cité, enclave papale, qui ne dépend pas encore de la couronne
de France, bénéficie de libertés qui vont permettre
aux imprimeurs locaux de se spécialiser dans la contrefaçon
et dans l'impression de livres prohibés en France.
Grâce aux rabais considérables qu'ils consentent,
les 24 libraires-imprimeurs avignonnais ont stérilisé une
bonne partie des ateliers provinciaux: les imprimeurs de Marseille, Arles,
Montpellier ou Toulouse, ne se risquent guère à entreprendre
la publication d'un livre nouveau qui sera immédiatement contrefait
pour peu qu'il ait un peu de succès. Cette concurrence déloyale
ne durera certes pas longtemps, mais elle affaiblira durablement la situation
des ateliers typographiques dans le Midi.
En 1777, Toulouse a réussi à conserver dix ateliers
d'imprimerie, ce qui finalement n'est pas si dramatique si on compare ces
chiffres à ceux de Lyon (12 ateliers), de Rouen (10 ateliers), de
Nancy (10 ateliers) et de Bordeaux (8 ateliers), voire ceux de Paris (36
ateliers).
¶ La censure à Toulouse dans la deuxième
moitié du XVIIIe siècle
En 1767, est créé à Toulouse un poste d'inspecteur
de la librairie dont le rôle est de recenser et de contrôler
les publications. La censure, en la personne de Raynal, s'installe dans
la ville rose. Ce dernier, responsable de l'ordre public, va pour exercer
son contrôle visiter les ateliers et vérifier systématiquement
le contenu des ballots de livres. Dans chaque atelier, il va ainsi contrôler
l'organisation du métier, la légalité des impressions,
les stocks.
De fait toutefois, ces contrôle s'avèrent inopérant.
Rayet, imprimeur toulousain en situation irrégulière notoire
ne sera ainsi jamais inquiété car sa boutique se trouvant
dans l'enclos du parlement, il va profiter d'une brouille entre les juges
du palais et le Juge Mage. Son moyen de pression le plus efficace reste
encore le contrôle systématique des cargaisons de livres.
Les peines encourues par les imprimeurs et les libraires qui diffusent
des livres contre l'Etat, la Religion ou les Mours peuvent être très
lourdes: elles peuvent aller du caracan jusqu'à la peine de mort
en passant par les galères ou le bannisement. Toutefois, le pouvoir
central se limite bien souvent à l'application de sanctions financières
(amendes et confiscation du stock).
La censure prospère d'autant plus à Toulouse que
les imprimeurs locaux se livrant une concurrence féroce, n'hésitent
pas à se dénoncer mutuellement à l'inspecteur. Dans
un rapport datant des années 1780, un commis voyageur de la Société
Typographique de Neufchatel, note que les libraires sont en train de détruire
le commerce des « livres philosophiques (...) en se vendant les uns
les autres par une discorde et une jalousie sans égale ».
Toulouse n'est pas la seule cité méridionale ou le commerce
du livre philosophique est difficile. Ainsi, en 1774, une édition
en seize volumes de l'Encyclopédie est saisie à Carcassonne
et entièrement brûlée.
En 1778, trois cités du Languedoc sont dotées d'une
chambre syndicale. Il s'agit de Toulouse qui regroupe les villes d'Agde,
d'Aurillac, d'Albi, de Cahors, de Carcassonne, de Castres, de Condom, de
Montauban, de Pamiers, de Rodez, de Tarbes et de Villefranche, de Montpellier
qui regroupe les villes de Bézier, de Bourg Saint Andéol,
de Mende, de Narbonne, de Perpignan et de Pézenas et enfin de Nîmes
qui est plus particulièrement chargée de contrôler
la production avignonaise.
A Toulouse, le syndic est assisté de quatre adjoints.
Sa mission est de veiller au respect des règlements corporatifs
et royaux en visitant régulièrement les boutiques des libraires
et les ateliers des imprimeurs. Comme le directeur de la librairie, avec
qui il fait souvent double emploi, il contrôle les livres, le nombre
d'apprentis, l'état des presses et des caractères. Enfin,
les ballots de livres doivent être ouverts en sa présence.
Toutefois, ce contrôle s'avère peu contraignant pour les imprimeurs
dans la mesure où bien souvent les syndics sont très complaisants.
Syndic et directeur de la librairie sont aidés dans leur
tâche par les fonctionnaires des douanes et octrois qui devaient
depuis le Grand Règlement de 1723, repris en 1744, veiller à
ce que les ballots pénétrant à Toulouse soient portés
à la chambre syndicale. Par deux fois toutefois, la chambre se plaindra
du manque de zèle de la part des employés de l'octroi (1779
et 1788).
Pour contrôler la diffusion d'ouvrages protestants par
les colporteurs, les Capitouls feront passer en 1747 une ordonnance interdisant
aux forains de vendre des livres en dehors des périodes de foire,
afin de faciliter le travail des censeurs.
¶ Le marché du livre en Languedoc à
la veille de la Révolution
A la veille de la Révolution, Toulouse est encore un bastion
du commerce du livre dans le Midi. Avec ses quinze libraires et ses dix
imprimeurs, dont les Desclassan, les Rayet, les Pigon ou les Baour, elle
représente près de 12% des exemplaires réédités
avec permission simple antre 1778 et 1789. Les libraires des petites villes
du Midi font souvent appel aux services des imprimeurs toulousains, surtout
les clercs qui résident dans des cités anciennement protestantes.
C'est particulièrement le cas à Montauban. Sera
ainsi édité en 1764, à la double adresse de Jean-Pierre
Fontanel à Montauban et d'Antoine Birosse à Toulouse, Le
droit de la Religion catholique sur le cour de l'homme de l'abbé
Charles Bellet. L'évêque de cette ville Mgr Le Tonnelier de
Breteuil commandera en 1765 un Catéchisme du diocèse
commun à tous les pasteurs à Jean-François Robert
ou en 1773 un Missale montalbanense à Jean-Joseph Douladoure.
A Montpellier, Isaac Rigaud, qui imprime non seulement des livres
légaux mais également des ouvrages interdits, réussi
à détruire toute concurrence dans sa ville.
Librairies
& imprimeries dans le Midi en 1781
Toulouse |
15 + 10
|
Castres |
1 + 1
|
Montpellier |
7 + 2
|
Auch |
1 + 1
|
Nîmes |
5 + 2
|
Albi |
0 + 1
|
Montauban |
2 + 2
|
Agen |
0 + 1
|
Perpignan |
2 + 2
|
Narbonne |
0 + 1
|
Tarbes |
3 + 1
|
Pézenas |
0 + 1
|
Cahors |
3 + 1
|
Carcassonne |
0 + 1
|
Condom |
2 + 1
|
Bagnères de Bigorre |
0 + 1
|
Béziers |
2 + 1
|
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(librairies + imprimeries)
A la fin du siècle, les dernières grandes villes à
résister péniblement à l'impitoyable concurrence parisienne
sont, outre Lyon et Toulouse, Rouen, Troyes, Bordeaux, Aix, Grenoble, Angers,
Nantes et Saumur. Par ailleurs, les libraires, qui se fournissent en papier
en Provence, Languedoc et Guyenne, sont concurrencés par une nouvelle
forme de distribution du livre, les colporteurs, qui dans les coins les
plus reculés vendent en plus de leur bazar, des romans de Mélusine,
des almanachs, des ABC et des journaux. Ces «libraires furtifs»,
se sont également spécialisé dans la vente de livres
prohibés, ce que ne peuvent (en principe) pas pratiquer les libraires
ayant pignon sur rue et qui ne peuvent donc réagir face à
cette concurrence déloyale.
En 1789, la librairie dans le Midi, comme dans le reste de la
France, est donc traversée par des tensions multiples. Et tout d'abord
celles d'un capitalisme sauvage, appuyé par des institutions corporatives
mises au service des plus forts, qui détruit les plus maladroits
et enrichit les plus déterminés. Ensuite, celles qui résultent,
dans toutes les villes, de l'affrontement entre les libraires autorisés,
solides et respectables, qui ne touchent que de loin au livre prohibé
trop dangereux, et tout un monde d'aventuriers et de marginaux qui cherchent
fortune dans le commerce sous le manteau de livres interdits.
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